Julie Henry, Maître de conférences en philosophie et éthique – ENS de Lyon
Ce qu’implique envisager la fin de vie depuis la mort Et il y a alors des fois où, animés des meilleurs intentions, on peut « taper à côté », pour reprendre l’expression d’un psychologue lors d’une journée organisée récemment autour de la vieillesse, et ce avec les meilleures intentions. Il citait l’exemple d’une personne âgée, résidant dans un EHPAD et n’ayant pas vu sa fille depuis de très longues années. Des soignants accompagnant cette personne âgée au quotidien et s’étant inquiétés de l’absence de liens familiaux de cette personne âgée approchant de la fin de sa vie, ont alors pris l’initiative de partir à la recherche de cette fille, de prendre contact avec elle et d’organiser une rencontre entre elle et sa mère, dans l’idée que c’était le moment où jamais de renouer ce lien, de faire que la personne âgée ne décède pas sans proche à ses côtés, de faire que la fille ne reste pas avec le regret de n’avoir pas renoué avec sa mère avant le décès de cette dernière. Oui mais … Oui, mais le lien était rompu depuis des années, mais l’enfance de cette fille avait été marquée par les placements successifs en famille d’accueil, mais ce que la personne âgée avait à dire s’adressait difficilement à une personne lui étant devenue étrangère, etc. Ce moment a finalement plus accentué le malaise et le traumatisme qu’autre chose. Il ne s’agit pas d’un jugement de ma part, entendez-moi bien : les soignants à l’origine de cette initiative ont vraiment agi avec les « meilleures intentions » … Cela aurait d’ailleurs pu fonctionner, me direz- vous ! Oui, bien sûr, et cela aurait été une magnifique histoire : on ne peut jamais prédire avec certitude la manière dont se passeront les choses. Mais plus qu’une relecture a posteriori de cette initiative, qui n’aurait pas grand sens en tant que telle, c’est ce qu’elle dit de la manière dont nous nous représentons ce que serait une « fin de vie réussie » qui m’intéresse ici, une fin de vie liée à la manière dont nous nous représentons couramment la mort dans notre société. Et si on pensait la mort depuis la vie… ? Et si mon histoire de vie faisait que j’accueillais différemment une annonce d’impasse thérapeutique… ? Et si, en l’absence de symptômes réfractaires et insupportable, je souhaitais « être là » dans mes tout derniers instants de vie… ? Et si ma culture faisait appréhender à mes proches la mort comme un passage, et qu’ils souhaitaient m’y accompagner dans l’allégresse et l’amour d’une vie partagée… ? Dit autrement : et si, en laissant la mort se dire depuis la vie, on se donnait la chance d’accompagner la fin de vie depuis la richesse de nos différences = en donnant accès à tout ce dont nous disposons actuellement si les personnes en ont besoin et le souhaitent (un suivi psychologique, une sédation, des antalgiques et/ou des anxiolytiques, un accompagnement spirituel, etc.), mais en considérant que ce sont là des droits et des possibles, et non des devoirs et des obligations afin que notre mort ressemble à ce que les autres patients, les proches, les soignants, la société en attendent. Je parle de la société car les soignants, les accompagnants, les philosophes aussi (!) sont des membres de la société au même titre que les autres, et ils sont donc de même perméables aux préjugés et aux exigences sociétales. Et dans une société où la mort a du mal à se dire, à se vivre, à se faire une place au cœur même de la vie, on a tendance malgré soi à œuvrer pour qu’elle soit silencieuse, propre, discrète, pour qu’elle passe sans même qu’on s’en aperçoive (le fameux « mourir dans son sommeil ») … avec parfois des jugements sous-jacents à l’égard des personnes qui vont inversement la remettre sur le devant de la scène, qui demandent à la vivre et qui la regardent venir comme un moment de leur vie et de celle de leurs proches. Avec une difficulté liée en amont à accompagner la fin de vie en continuité avec la vie qui l’a précédée et non en fonction d’une mort dont on dessine par avant des contours médicalisés, à accompagner la fin de vie depuis la manière dont la vie de cette personne en particulier envisage sa mort à venir. Il n’y a pas une seule forme du mourir comme il n’y a pas une seule forme du vivre, la mort ne se protocolise pas plus que la vie. Concrètement, cela passe par l’aptitude à entendre la place du mourir chez une personne encore en vie, l’aptitude à accueillir la parole sur la mort à venir sans que cela ne donne lieu à l’angoisse de « faire mourir une personne en fin de vie avant l’heure », ou encore au sentiment d’impuissance de ne pouvoir garder une personne (un patient qu’on accompagner depuis longtemps, un proche, une personne à laquelle nous nous sommes attachés dans notre vie professionnelle) encore un peu « en vie » au sens fort du terme, au-delà de la seule vie biologique. Je pense à ce sujet à deux situations de soins palliatifs rapportées par Marie de Hennezel dans son ouvrage La mort intime. Celle du désarroi d’une femme d’une quarantaine d’années qui sentait ses forces la quitter progressivement et son état se dégrader alors qu’on lui avait dit qu’elle était « en maison de convalescence », laissant entendre alors qu’elle allait recouvrer la santé. Si l’annonce de soins palliatifs et non curatifs fut un moment de profonde tristesse pour elle, elle fut aussi le temps d’un soulagement de ne plus être dans une tension et une distorsion entre le discours qu’on lui tenait et ce qu’elle vivait et ressentait. Et ce fut aussi pour elle l’occasion de préparer la fin de sa vie comme elle souhaitait se l’imaginer, de se la réapproprier à sa manière sans avoir à faire semblant ou à donner le change. La seconde situation est celle d’une femme d’une soixantaine d’années, que sa fille tentait de calmer quand elle essayait de lui dire qu’elle allait mourir ; l’impossibilité de le dire causait en elle une agitation qui aurait pu être prise pour de la confusion et de l’angoisse à calmer par voie médicamenteuse. Mais encore une fois, ce fut le cheminement des soignants et des proches pour parvenir à entendre et accueillir cette parole de fin de vie qui l’apaisèrent. Pouvoir dire ! La mort comme moment de la vie Poussons l’idée jusqu’au bout… Si la mort est un moment à part entière de la vie, lié à notre condition d’êtres vivants – donc mortels, c’est qu’elle n’est pas l’échec du monde soignant ! Les soins palliatifs en sont fort heureusement la preuve vivante aujourd’hui : le soin ne se limite pas au soin curatif, et face à une fin de vie qui se dessine, le monde soignant ne considère pas que ce n’est plus de son ressort, mais que le soin est invité à modifier ses modalités -> confort, accompagnement, soulagement des symptômes, etc. Cela va sans dire mais, comme disait l’un de mes professeurs, cela va mieux en le disant ! Surtout aux jeunes étudiants en biologie et médecine fascinés par les progrès actuels des thérapies innovantes et partant vers leurs premiers terrains hospitaliers comme en guerre contre une maladie dont il faut à tout prix sortir vainqueurs… Mais aussi aux patients, aux proches, à nous toutes et tous membres de la société qui attendons tant de la médecine d’aujourd’hui et avons encore de vieux rêves d’une éternelle jeunesse et d’une vie dont on ne voit pas le terme… Mais cela implique aussi autre chose : si le mourir est pluriel à mesure de la pluralité des vies que nous menons respectivement et des valeurs que nous y engageons, cela signifie aussi que le mourir et ses modalités appartiennent au patient … ! Non pas absolument s’il demande l’aide du monde soignants : il importe que cela reste dans une forme de partage, d’échange, de relation, que les soignants ne deviennent pas les prestataires de services qui viendraient heurter leurs valeurs soignantes. Mais que cela appartienne quand même autant que possible au patient et à ses proches, à la manière dont ils souhaitent le vivre depuis leur histoire propre et leurs représentations, quand bien même cela susciterait en nous de l’angoisse, de l’incompréhension … voire de l’indignation ! Mais ce que je tiens à préciser pour finir ces quelques pistes de réflexion et laisser place à la discussion, c’est qu’en aucun cas il ne s’agit pour ma part de jugements de valeur, ce qui serait non seulement déplacé mais aussi injuste pour deux raisons au moins. La première, et c’est un adage spinoziste fondamental, c’est qu’on ne peut pas faire autrement sur le moment que de ressentir les choses d’une certaine façon déterminée par nos valeurs, nos croyances, nos histoires de vie, notre constitution. Il est normal d’éprouver par moment de la répulsion, de la colère, de l’indignation, de l’envie d’agir pour faire que les choses se passent autrement ; c’est notre constitution humaine qui veut cela. Ce qui est problématique, c’est de rester dans ce sentiment premier, de le surimposer sur la relation à autrui et de lui imposer alors des façons de faire qui n’entrent pas en écho avec ses croyances et représentations et qui vont de même l’indigner, le mettre en colère ou amoindrir sa faculté de se réapproprier ce qu’il est en train de vivre. Pour revenir à l’adage spinoziste, ne pas nous juger dans notre ressenti (est-ce en notre pouvoir de ne pas être amoureux quand nous le sommes… ? alors pourquoi ce serait en notre pouvoir de ne pas être indigné quand nous le sommes…) d’abord, mais immédiatement tenter de comprendre ensuite (d’où je juge lorsque je juge cet accompagnement indécent, ce proche dans le déni, ce patient baissant les bras, etc. = depuis quelles représentations ? comment alors les mettre en mouvement pour accueillir celles du patient, du proche, etc. ?). Et l’autre raison, c’est que dans cette difficulté à laisser la mort ou le mourir se dire, s’exprimer dans des instants qui soient encore des instants de vie, les soignants et accompagnants ne font que reproduire les représentations, les limites, les difficultés de notre société toute entière. Notre société où la mort reste encore un tabou, notre société de la performance où la fin de vie n’est pas la bienvenue, notre société qui inscrit dans la loi le droit d’exiger de la médecine qu’elle nous permette d’éviter « toute souffrance », y compris la souffrance existentielle d’être vivants donc mortels… C’est donc à un cheminement collectif et social que nous invite cette journée, ambitieuse et si précieuse dans ce qu’elle nous invite à dire et à penser ensemble. |