De quoi notre regard sur la mort est-il le nom ?

Julie Henry, Maître de conférences en philosophie et éthique – ENS de Lyon

Ce qu’implique envisager la fin de vie depuis la mort
L’idée forte et originale à partir de laquelle cette journée interprofessionnelle nous propose de nous mettre en mouvement m’a tout de suite semblé à la fois foncièrement évidente (oui, en effet, parler de la mort en fin de vie… !) et en même temps révolutionnaire (puisque, pour accompagner avec constance la vie « jusqu’au bout », on put avoir tendance à repousser au loin la mort, comme si la mettre au centre des échanges risquerait de mettre les personnes en fin de vie parmi les « déjà moins en vie »). Chiche ! Et si on parlait de la mort pour mieux accompagner la vie… ?! Et si c’était finalement un moyen au contraire de faire que le « déjà presque mort » empiète un peu moins sur le« encore en vie » ? Je m’explique : on agit souvent en fonction de ce que l’on envisage pour la suite – je choisis des études en fonction du métier que je veux exercer (d’où la difficulté d’ailleurs de se décider à la sortie de l’adolescence en raison de cette difficulté à se projeter dans une vie professionnelle à venir) ; je mets dans ma valise des vêtements en fonction du temps prévu là où je dois me rendre ; je choisis et dose un médicament en fonction de l’effet que je souhaite en obtenir, etc. En toute logique dès lors, je vais accompagner la fin de vie en fonction de la manière dont je me représente la mort. Sauf que, dans le cas de l’accompagnement, la personne qui accompagne n’est pas la même que celle qui est en fin de vie, et de là peuvent naître des malentendus … si on ne s’autorise pas à parler de la mort autrement qu’en termes techniques et/ou organisationnels, si on ne se donne pas les moyens de s’interroger ensemble sur la manière dont on se la représente.

Et il y a alors des fois où, animés des meilleurs intentions, on peut « taper à côté », pour reprendre l’expression d’un psychologue lors d’une journée organisée récemment autour de la vieillesse, et ce avec les meilleures intentions. Il citait l’exemple d’une personne âgée, résidant dans un EHPAD et n’ayant pas vu sa fille depuis de très longues années. Des soignants accompagnant cette personne âgée au quotidien et s’étant inquiétés de l’absence de liens familiaux de cette personne âgée approchant de la fin de sa vie, ont alors pris l’initiative de partir à la recherche de cette fille, de prendre contact avec elle et d’organiser une rencontre entre elle et sa mère, dans l’idée que c’était le moment où jamais de renouer ce lien, de faire que la personne âgée ne décède pas sans proche à ses côtés, de faire que la fille ne reste pas avec le regret de n’avoir pas renoué avec sa mère avant le décès de cette dernière. Oui mais … Oui, mais le lien était rompu depuis des années, mais l’enfance de cette fille avait été marquée par les placements successifs en famille d’accueil, mais ce que la personne âgée avait à dire s’adressait difficilement à une personne lui étant devenue étrangère, etc. Ce moment a finalement plus accentué le malaise et le traumatisme qu’autre chose. Il ne s’agit pas d’un jugement de ma part, entendez-moi bien : les soignants à l’origine de cette initiative ont vraiment agi avec les « meilleures intentions » … Cela aurait d’ailleurs pu fonctionner, me direz- vous ! Oui, bien sûr, et cela aurait été une magnifique histoire : on ne peut jamais prédire avec certitude la manière dont se passeront les choses. Mais plus qu’une relecture a posteriori de cette initiative, qui n’aurait pas grand sens en tant que telle, c’est ce qu’elle dit de la manière dont nous nous représentons ce que serait une « fin de vie réussie » qui m’intéresse ici, une fin de vie liée à la manière dont nous nous représentons couramment la mort dans notre société.

Ce qui est en jeu ici selon moi, c’est qu’on a une certaine représentation non interrogée de la manière dont nous devons être prêts à accueillir la mort : en ayant rappelé à nos proches combien on les aime, en nous étant réconciliés avec les personnes avec lesquelles nous sommes fâchés, en étant entourés des membres de notre famille et en ayant confié tout ce que l’on avait à transmettre… Et je dis « on » car ce n’est pas propre aux soignants ou accompagnants, qui ne font que reproduire les représentations sociétales à l’œuvre au-delà du soin et de l’accompagnement de la fin de vie. C’est une perspective très belle, mais c’est une représentation ; et comme toute représentation, elle a ses limites en ce qu’elle dit plus de nos angoisses à l’égard de la mort (partir sans avoir dit ce qu’on avait à dire, en étant esseulé, etc.) que des désirs et besoins de la personne qu’on est en train d’accompagner… Un Professeur en psychologie parlait ainsi de notre « interventionnisme déplacé » (comme le fait que l’on exige d’un résident en EHPAD qu’il ait encore un « projet de vie », qui dit plus de nos propres angoisses (se sentir sans projet quand on est encore au cœur de sa vie) que de notre capacité à entendre (et à accepter) là où en sont les personnes que l’on accompagne et ce dont elles ont besoin. On se représente d’une certaine façon comment ce qui devrait avoir été accompli au moment de la mort pour avoir mené sa vie jusqu’au bout, et ce que l’on propose alors aux personnes approchant du terme de leur vie est fonction de ces représentations. L’idée n’est pas alors de ne plus agir selon ses représentations : comme dirait Spinoza, on ne peut faire autrement ! Pas plus que l’on ne peut ne pas être en colère ou amoureux au moment où on l’est… Par contre, on peut essayer de mettre du pluriel dans nos représentations (tout le monde n’a pas la même idée de ce que serait une vie, ou une fin de vie, ou une mort réussie !), et pour cela, il faut en parler… C’est pour cela que je suis très sensible à l’invitation que nous fait « Pourtant la vie » : et si on parlait de la mort depuis la vie, si on favorisait l’expression de la mort en continuité avec la vie, et non en considérant qu’en parler la fait empiéter sur le toujours en vie… ?

Et si on pensait la mort depuis la vie… ?
Tentons alors l’expérience inverse… Que voudrait dire penser la mort à partir de la vie… ? Première exigence : cela reviendrait à penser la mort de chacun à mesure de la pluralité de la vie menée de même par chacun : Myriam Legenne nous l’a expliqué avec une grande richesse ce matin : un regard anthropologique sur la mort met en lumière la grande diversité des approches de la mort. Et pourtant, dans une société où l’approche de la mort est de plus en plus médicalisée (ou en tout cas institutionnalisée) et où de fait, l’organisation des soins a tendance à homogénéiser les grands passages de la vie (naissance, maladie grave, fin de vie), on a tendance à considérer malgré soi qu’il y a des passages obligés dans l’approche de la mort, et que ne pas les traverser aurait quelque chose de pathologique voire d’indécent. Prenons quelques exemples. Lors d’un staff soignant en cancérologie, une infirmière a mentionné qu’une patiente « devait être dans le déni », car elle ne s’est pas effondrée à l’annonce de l’échec de la dernière voie thérapeutique qui avait été tentée : on doit s’effondrer en apprenant que sa pathologie est incurable, donc on n’a pas entendu qu’elle est incurable si on ne s’effondre pas… Autre exemple : lors d’entretiens menés auprès de soignants au sujet de la sédation en fin de vie, j’ai eu la surprise d’entendre une interne (venant de passer 5 mois dans un service de soins palliatifs…) m’indiquer comme indication de prescription le plus souvent rencontrée : « fin de vie »… ! La fin de vie est donc un symptôme pathologique requérant comme traitement une sédation… Ou bien enfin, j’ai entendu des soignants dire d’une famille qu’elle était « indécente » car elle était rassemblée discutant, échangeant, riant parfois autour du lit de leur proche qui était en train de connaître ses derniers instants. La mort est donc censée être silencieuse, dévitalisée, et accueillie avec des mines de circonstances pour ne pas lui faire offense… Autant d’exemples qui montrent combien nous avons une représentation très forte et très déterminée de ce qu’est la mort … et donc de ce que doivent être en conséquence les derniers moments de vie.

Et si mon histoire de vie faisait que j’accueillais différemment une annonce d’impasse thérapeutique… ? Et si, en l’absence de symptômes réfractaires et insupportable, je souhaitais « être là » dans mes tout derniers instants de vie… ? Et si ma culture faisait appréhender à mes proches la mort comme un passage, et qu’ils souhaitaient m’y accompagner dans l’allégresse et l’amour d’une vie partagée… ? Dit autrement : et si, en laissant la mort se dire depuis la vie, on se donnait la chance d’accompagner la fin de vie depuis la richesse de nos différences = en donnant accès à tout ce dont nous disposons actuellement si les personnes en ont besoin et le souhaitent (un suivi psychologique, une sédation, des antalgiques et/ou des anxiolytiques, un accompagnement spirituel, etc.), mais en considérant que ce sont là des droits et des possibles, et non des devoirs et des obligations afin que notre mort ressemble à ce que les autres patients, les proches, les soignants, la société en attendent. Je parle de la société car les soignants, les accompagnants, les philosophes aussi (!) sont des membres de la société au même titre que les autres, et ils sont donc de même perméables aux préjugés et aux exigences sociétales. Et dans une société où la mort a du mal à se dire, à se vivre, à se faire une place au cœur même de la vie, on a tendance malgré soi à œuvrer pour qu’elle soit silencieuse, propre, discrète, pour qu’elle passe sans même qu’on s’en aperçoive (le fameux « mourir dans son sommeil ») … avec parfois des jugements sous-jacents à l’égard des personnes qui vont inversement la remettre sur le devant de la scène, qui demandent à la vivre et qui la regardent venir comme un moment de leur vie et de celle de leurs proches. Avec une difficulté liée en amont à accompagner la fin de vie en continuité avec la vie qui l’a précédée et non en fonction d’une mort dont on dessine par avant des contours médicalisés, à accompagner la fin de vie depuis la manière dont la vie de cette personne en particulier envisage sa mort à venir. Il n’y a pas une seule forme du mourir comme il n’y a pas une seule forme du vivre, la mort ne se protocolise pas plus que la vie.

Concrètement, cela passe par l’aptitude à entendre la place du mourir chez une personne encore en vie, l’aptitude à accueillir la parole sur la mort à venir sans que cela ne donne lieu à l’angoisse de « faire mourir une personne en fin de vie avant l’heure », ou encore au sentiment d’impuissance de ne pouvoir garder une personne (un patient qu’on accompagner depuis longtemps, un proche, une personne à laquelle nous nous sommes attachés dans notre vie professionnelle) encore un peu « en vie » au sens fort du terme, au-delà de la seule vie biologique. Je pense à ce sujet à deux situations de soins palliatifs rapportées par Marie de Hennezel dans son ouvrage La mort intime. Celle du désarroi d’une femme d’une quarantaine d’années qui sentait ses forces la quitter progressivement et son état se dégrader alors qu’on lui avait dit qu’elle était « en maison de convalescence », laissant entendre alors qu’elle allait recouvrer la santé. Si l’annonce de soins palliatifs et non curatifs fut un moment de profonde tristesse pour elle, elle fut aussi le temps d’un soulagement de ne plus être dans une tension et une distorsion entre le discours qu’on lui tenait et ce qu’elle vivait et ressentait. Et ce fut aussi pour elle l’occasion de préparer la fin de sa vie comme elle souhaitait se l’imaginer, de se la réapproprier à sa manière sans avoir à faire semblant ou à donner le change. La seconde situation est celle d’une femme d’une soixantaine d’années, que sa fille tentait de calmer quand elle essayait de lui dire qu’elle allait mourir ; l’impossibilité de le dire causait en elle une agitation qui aurait pu être prise pour de la confusion et de l’angoisse à calmer par voie médicamenteuse. Mais encore une fois, ce fut le cheminement des soignants et des proches pour parvenir à entendre et accueillir cette parole de fin de vie qui l’apaisèrent. Pouvoir dire !

La mort comme moment de la vie
La question est alors à partir de là la suivante : qu’est-ce que cela implique concrètement pour nous (soignants, accompagnants, membres de la société) de pouvoir laisser la mort se dire chez les vivants ? Qu’est-ce que cela engage comme renversement de pensée, comme changement de perspective sur notre vie et sur notre condition d’êtres mortels ? Comme le disait Georges Canguilhem, si on ne veut pas risquer de tomber malade et de mourir, alors il ne faut pas être vivant… Seules les pierres et les objets ont ce « privilège » … et ne connaissent pas en retour les joies d’une vie vivante… Dit rapidement, et encore une fois c’est la raison pour laquelle j’ai été si sensible à l’invite qui nous est faite dans cette journée, cela impliquerait de penser la mort non comme l’autre de la vie – donc comme ce qu’on tente de tenir le plus possible à distance, y compris dans nos discours, pour à tout prix rester vivants –, mais comme un moment de la vie. Certes le tout dernier ! Mais indissolublement lié au fait d’être vivant, et à la vie personnelle que l’on a menée jusqu’ici (d’où cette idée de penser la pluralité du mourir à la mesure de la pluralité du vivre). Ne pas l’occulter alors, au risque paradoxal de ne plus pouvoir vivre au sens pleinement subjectif et personnel du terme, mais d’être pris dans une catégorie homogène des « personnes en fin de vie », avec son lot de prises en charge médicales, de suivi pathologique et d’émotions requises par lesquelles passer… Il ne s’agit pas non plus de le mettre au cœur de la scène et de lui laisser toute la place ! Il n’y a pas plus de raison que le tout de la vie soit focalisé sur le mourir à son approche, qu’on ne voit le tout de la vie du petit enfant et de son accompagnement focalisé sur le moment de la naissance pendant toutes ses premières années ! Mais lui laisser une place dans la vie aux côtés du reste, afin de permettre à la personne en fin de vie de vivre « là où elle en est » (et il n’est plus obligatoirement temps d’écrire des « projets de vie » en EHPAD, ou d’entreprendre un cheminement psychologique permettant de comprendre et résoudre les tensions de plusieurs années avec des proches devenus étrangers…), et non de s’inscrire dans des processus visant plus à prendre en charge nos propres angoisses à l’idée du mourir que d’accompagner la personne dans ce qu’il lui reste à vivre.

Poussons l’idée jusqu’au bout… Si la mort est un moment à part entière de la vie, lié à notre condition d’êtres vivants – donc mortels, c’est qu’elle n’est pas l’échec du monde soignant ! Les soins palliatifs en sont fort heureusement la preuve vivante aujourd’hui : le soin ne se limite pas au soin curatif, et face à une fin de vie qui se dessine, le monde soignant ne considère pas que ce n’est plus de son ressort, mais que le soin est invité à modifier ses modalités -> confort, accompagnement, soulagement des symptômes, etc. Cela va sans dire mais, comme disait l’un de mes professeurs, cela va mieux en le disant ! Surtout aux jeunes étudiants en biologie et médecine fascinés par les progrès actuels des thérapies innovantes et partant vers leurs premiers terrains hospitaliers comme en guerre contre une maladie dont il faut à tout prix sortir vainqueurs… Mais aussi aux patients, aux proches, à nous toutes et tous membres de la société qui attendons tant de la médecine d’aujourd’hui et avons encore de vieux rêves d’une éternelle jeunesse et d’une vie dont on ne voit pas le terme… Mais cela implique aussi autre chose : si le mourir est pluriel à mesure de la pluralité des vies que nous menons respectivement et des valeurs que nous y engageons, cela signifie aussi que le mourir et ses modalités appartiennent au patient … ! Non pas absolument s’il demande l’aide du monde soignants : il importe que cela reste dans une forme de partage, d’échange, de relation, que les soignants ne deviennent pas les prestataires de services qui viendraient heurter leurs valeurs soignantes. Mais que cela appartienne quand même autant que possible au patient et à ses proches, à la manière dont ils souhaitent le vivre depuis leur histoire propre et leurs représentations, quand bien même cela susciterait en nous de l’angoisse, de l’incompréhension … voire de l’indignation !

Mais ce que je tiens à préciser pour finir ces quelques pistes de réflexion et laisser place à la discussion, c’est qu’en aucun cas il ne s’agit pour ma part de jugements de valeur, ce qui serait non seulement déplacé mais aussi injuste pour deux raisons au moins. La première, et c’est un adage spinoziste fondamental, c’est qu’on ne peut pas faire autrement sur le moment que de ressentir les choses d’une certaine façon déterminée par nos valeurs, nos croyances, nos histoires de vie, notre constitution. Il est normal d’éprouver par moment de la répulsion, de la colère, de l’indignation, de l’envie d’agir pour faire que les choses se passent autrement ; c’est notre constitution humaine qui veut cela. Ce qui est problématique, c’est de rester dans ce sentiment premier, de le surimposer sur la relation à autrui et de lui imposer alors des façons de faire qui n’entrent pas en écho avec ses croyances et représentations et qui vont de même l’indigner, le mettre en colère ou amoindrir sa faculté de se réapproprier ce qu’il est en train de vivre. Pour revenir à l’adage spinoziste, ne pas nous juger dans notre ressenti (est-ce en notre pouvoir de ne pas être amoureux quand nous le sommes… ? alors pourquoi ce serait en notre pouvoir de ne pas être indigné quand nous le sommes…) d’abord, mais immédiatement tenter de comprendre ensuite (d’où je juge lorsque je juge cet accompagnement indécent, ce proche dans le déni, ce patient baissant les bras, etc. = depuis quelles représentations ? comment alors les mettre en mouvement pour accueillir celles du patient, du proche, etc. ?). Et l’autre raison, c’est que dans cette difficulté à laisser la mort ou le mourir se dire, s’exprimer dans des instants qui soient encore des instants de vie, les soignants et accompagnants ne font que reproduire les représentations, les limites, les difficultés de notre société toute entière. Notre société où la mort reste encore un tabou, notre société de la performance où la fin de vie n’est pas la bienvenue, notre société qui inscrit dans la loi le droit d’exiger de la médecine qu’elle nous permette d’éviter « toute souffrance », y compris la souffrance existentielle d’être vivants donc mortels… C’est donc à un cheminement collectif et social que nous invite cette journée, ambitieuse et si précieuse dans ce qu’elle nous invite à dire et à penser ensemble.

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